Traduction française par Notre Europe d’une interview de Jacques Delors par Renaud Dehousse pour Il Mulino, réalisée le 3 juillet 2012 et publiée dans l’édition de juillet-août 2012 de la revue.
Renaud Dehousse : Depuis trois ans, l’Europe doit faire face à une triple crise – financière, économique et politique. Comment expliquez-vous les difficultés qu’éprouvent les responsables politiques à accoucher d’une réponse convaincante ?
Jacques Delors: Le déclenchement de la crise intervient hors d’Europe, avec la crise des « sub-primes » aux États-Unis. Il est vrai que pendant trois ans, les 17 membres de l’Union économique et monétaire, sont régulièrement intervenus trop tard, et pour faire trop peu. S’il en a été ainsi, c’est parce que au départ, ils n’étaient plus au clair sur la finalité de la construction européenne : l’esprit européen avait disparu et les égoïsmes nationaux faisaient la loi. Cette tendance à ce nationalisme rampant, que j’ai pu noter depuis une dizaine d’années, est liée à la mondialisation et aussi aux phénomènes humains et économiques qui en sont la conséquence. J’en déduis donc que l’air du temps n’est pas aussi bon qu’il ne le fut à d’autres périodes de la
construction européenne. Et celle-ci risque gros car, à mon avis, une défaite de l’euro amènerait à détricoter le marché intérieur, qui est la pierre d’angle sur laquelle on a construit le processus d’intégration européenne.
RD : Un élément qui frappe depuis le début de la crise, c’est l’exacerbation de la rivalité entre les États membres. On parlait hier du couple Merkozy et aujourd’hui d’une défaite infligée par une « alliance latine » à Angela Merkel… Quelle est l’évaluation que vous portez sur ces tensions ?
JD : C’est la conséquence de l’effacement de la méthode et de l’esprit communautaire. Pour vous illustrer où
nous en sommes du point de vue de la communication et de l’information, le pacte « Euro plus », qui a été adopté en 2011, est une proposition de la Commission européenne. On en revenait en quelque sorte à la bonne méthode : la Commission propose, le Conseil des ministres dispose. Mais personne ne mentionne le travail de la Commission lorsque ce texte est cité.
RD : On a beaucoup ergoté ces dernières semaines à la fois sur les rapports entre la France et l’Allemagne et sur la place du franco-allemand dans le concert européen. En France, Hollande a été critiqué par l’opposition pour avoir pris ses distances par rapport à Madame Merkel.
JD : Historiquement, je dirai que le tandem franco-allemand est indispensable à la construction européenne
mais pas central. S’il devient central, alors c’est aux dépens de l’esprit communautaire et du vivre ensemble, ce qui implique le respect de chaque pays membre. J’avais œuvré dans ce sens quand j’étais président de la
Commission européenne (1985-1994). Avec le risque assumé de déplaire de temps en temps aux Français ou aux Allemands. La Commission est au service des gouvernements, elle ne doit jamais l’oublier, mais elle a un devoir de travailler à un bon compromis et de prendre en considération tous les pays membres. Depuis, de mauvaises habitudes ont été prises sous la forme de propositions « à prendre ou à laisser ». Fort heureusement, les initiatives récentes de l’Italie et de l’Espagne, soutenues par la France, ont rappelé les exigences du travail en commun.
RD : N’y a-t-il pas là un paradoxe caché dans tout cela ? En apparence, l’intergouvernementalisme triomphe, mais lorsque l’on regarde ce qui est décidé, on s’aperçoit en fait que les grands bénéficiaires des mesures qui ont été prises pourraient bien être les institutions supranationales. Le renforcement du contrôle sur les budgets nationaux se traduit par un renforcement des pouvoirs de contrôle de la Commission, et la Banque centrale européenne est sans doute la principale bénéficiaire de l’accord sur une « union bancaire » adopté au Conseil européen de juin 2012.
JD : Oui mais cela se traduit par une complexité qui nous éloigne des citoyens et qui handicape le système. Entre le semestre européen, le « Six-Pack », puis le « Two-Pack », puis le pacte budgétaire, et enfin le pacte dit de croissance, je me demande qui comprend, voire maîtrise, le système ? Qui peut dire à quel partage ou à quel transfert de souveraineté conduiront les nouveaux dispositifs de contrôle ?
RD : Il y a au moins deux choses derrière cette complexité. D’une part l’approche pragmatique qui a été suivie : on a essayé de trouver une question immédiate aux problèmes les plus urgents, sans se poser les grandes questions auxquelles vous faîtes allusion, à savoir sur quelle base on veut organiser la coopération. Mais il y a aussi une volonté délibérée de ne pas dire les choses, de maintenir la fiction d’une toute-puissance étatique.
JD : Il y a une sorte de soulagement heureux que le Conseil européen et les responsables politiques aient pris le taureau par les cornes, traitant simultanément du court terme – éteindre le feu – et du moyen terme – reconstruire l’Union – mais il reste encore à s’entendre sur la mise en œuvre. D’où mes questions: ne convient-il pas de faire de l’UEM une véritable coopération renforcée dans le cadre du traité de Lisbonne ? Ne faut-il pas préciser exactement quels seront les rôles respectifs de la coopération des politiques économiques et du contrôle, autrement dit quelle sera la place de la politique et celle de la règle ? Mais on voit bien que plusieurs gouvernements préfèrent jeter un manteau d’ombre sur cela pour éviter des problèmes internes.
RD : Lorsque l’on parle des politiques économiques, on voit qu’il y a un conflit sourd entre différentes façons de concevoir la politique économique européenne : d’une part, une façon allemande consistant à dire qu’il faut un maximum de règles dans un traité dont le respect devra être assuré par des mécanismes de contrôle stricts ; de l’autre, une approche qui réclame des moyens supplémentaires pour que l’UE ou la zone euro puissent agir.
JD : C’est bien cela. Pour l’instant, on multiplie les règles, qu’il reste à clarifier et à appliquer. Mais viendra le
moment où les règles connaîtront leurs limites et ne pourront pas remplacer une claire vision de ce que l’on
veut faire ensemble, c'est-à-dire un choix politique. Pour ma part, j’ai toujours déploré que dans les décisions prises en 1997 pour finaliser l’UEM, il n’y ait pas eu d’équilibre entre le pilier monétaire et le pilier économique, car celui-ci ne peut se résumer au contrôle budgétaire. En dehors de l’instrument budgétaire, il faut se doter de moyens de politique macro-économique qui permettent d’assurer un optimum. Comme on l’a dit, il y a un accord traitant des dettes et des budgets nationaux, avec un tribunal qui sanctionne. Mais en revanche on ne sait pas s’il y aura un pilote dans l’avion pour traiter du développement économique de la zone euro, et disons-le tout net, d’une politique économique et sociale de l’UEM.
RD : À votre avis, à quel niveau peut se faire cette recherche de l’équilibre entre la rigueur budgétaire et la politique économique ?
JD : Elle ne peut se faire pour l’instant qu’au niveau de l’Union économique et monétaire. Du point de vue de l’Union européenne, cela signifie que certains pays iront plus loin tout en respectant le contrat de mariage à Vingt-sept. C’est l’esprit même de la coopération renforcée.
RD : On peut penser que quand on parle de supervision bancaire, on va avoir le même problème…
JD : Au niveau de l’UEM, on envisage une autorité européenne de supervision bancaire, un schéma de garantie des dépôts jusqu’à une certaine limite, et une agence de l’UEM pour aider à résoudre les difficultés que rencontreraient certaines banques. Deux questions incontournables: comment applique-t-on la subsidiarité etqui fait quoi ? Comment assure-t-on l’équilibre entre l’indispensable assainissement et la relance, qui est tout aussi nécessaire ? Et pour répondre à ces questions, ne doit-on pas entamer une réflexion politique et institutionnelle ? Dans les rencontres internationales et dans certains organes de presse, on a fait de l’UEM le bouc émissaire de la situation, comme si elle était seule responsable de la crise mondiale. Mais regardez les difficultés britanniques et américaines ou le ralentissement économique dans les pays émergents, pour des raisons liées à leur propre cheminement, tout cela n’est pas dû à la stagnation des économies européennes. Encore une fois, tout cela nous éloigne de la clarté. Mais, comme me l’avait expliqué un responsable politique, dans les domaines sociaux et politiques, tout ce qu’on peut raisonnablement espérer, c’est un « coup de projecteur dans un buisson », car la clarté totale n’est pas supportée.
RD : Au fond, si je vous entends bien, il y a un contraste entre la réflexion que vous appelez de vos vœux et le travail de la Convention sur l’avenir de l’Europe, voici une dizaine d’années. La Convention s’est lancée dans une réflexion institutionnelle abstraite, mais sans beaucoup s’interroger sur les problèmes concrets, tandis qu’ici ce sont les problèmes de stabilité économique et financière, dont on peut mesurer tous les jours l’importance, qui appellent une clarification institutionnelle.
JD : Il arrive un moment où le pragmatisme et le réalisme étroit se heurtent soit à l’insuffisance des réactions,
soit à l’adoption de décisions qui ne sont pas porteuses d’un avenir meilleur.
RD : J’ai envie de reprendre votre métaphore de la lumière qu’il faut projeter dans le buisson : d’où peut venir cette lumière ?
JD : Une potentialité réelle, c’est le Parlement européen, et une occasion possible, ce sont les prochaines
élections européennes en 2014. La clarification pourrait venir du fait qu’à cette occasion, les partis politiques
européens prendraient le dessus sur les partis nationaux. Chaque parti européen se mettrait d’accord sur un
projet pour l’Europe de demain. Ce qui amènerait aussi à préciser : qui fait quoi ? Quid de la méthode ? Quid de la subsidiarité ? Je n’ai jamais été un fédéraliste intégriste ; si j’utilise la formule « fédération d’États-nations », en dépit de son ambigüité, c’est parce que je suis soucieux de proposer des éléments d’union dans la diversité. Il ne faut jamais négliger la nation comme facteur de référence et comme élément de motivation dans l’Histoire. Une nouvelle architecture est donc à imaginer et à proposer à la délibération des peuples européens.
RD : Simplifier, c’est bien sûr œuvre de salubrité publique mais d’aucuns diraient qu’on ne sort de l’ambigüité à ses dépens. Et le risque que l’on pourrait y voir, c’est d’effrayer l’opinion dont une bonne partie est simplement désorientée ; elle ne comprend plus ce qui se passe, tandis que d’autres manifestent leur impatience en donnant leur voix à des mouvements euro-sceptiques.
JD : Vous avez cent fois raison : je pourrais justifier l’attitude réservée, ambigüe, de chaque gouvernement en
fonction de son pays, de ses traditions, de son histoire, de sa conjoncture politique. L’application du pacte budgétaire mettra vite en lumière les contradictions entre les logiques de contrôle dont nous avons parlé et le politique. C’est le système que les Allemands voudraient car ce sont eux qui prennent le plus de risque avec les programmes de solidarité et l’union bancaire ; et ils exigent en retour conditionnalité et contrôle. Mais ce n’est pas un argument suffisant pour ne pas répondre à la question : quel type d’Europe voulons-nous pour demain ?
RD : Dans la même logique, pour pouvoir parler aux citoyens non seulement de la nécessaire discipline qu’impose l’Europe, mais aussi des améliorations qu’elle comporte, d’aucuns évoquent la nécessité de mécanismes dont l‘existence serait palpable au quotidien… On parle même d’un revenu minimum européen.
JD : Cela pourrait aller encore plus loin. Il serait possible avec beaucoup de pédagogie de dresser l’inventaire de toutes les conséquences positives de l’aventure européenne pour les citoyens. Mais qui songe à le faire ? Il est bien sûr insuffisant de rappeler les fondamentaux de l’Europe : quand on évoque la paix, on agace, et de même, quand on rappelle que l’Europe n’a le choix qu’entre la survie et le déclin ; c’est pourtant bien le dilemme vital auquel nous sommes confrontés. Mais tout cela reste quand même un discours défensif. Il faut cesser de se lever le matin en se disant : quels ennuis vont encore tomber sur l’Europe ? Un autre état d’esprit s’impose. Nous devons aller au-delà du discours actuel sur l’Europe inévitable, mais punitive. Positiver par des actions communes tournées vers le dynamisme économique et social, redonner par l’action un espoir aux peuples européens ; un espoir fondé sur les vertus de l’agir ensemble, de la coopération.
RD : Ne faudrait-il pas aussi permettre aux citoyens de peser sur les choix qui se font en Europe ? On voit le concert des États se déployer au sein du Conseil européen, et c’est certainement une des composantes de l’Europe ; mais ne faut-il pas aller plus loin ?
JD : Il y a tout d’abord un travail vital que chaque pays devrait faire avec son parlement national ; à savoir
discuter et rendre compte des problèmes européens, écouter ce que disent les élus. La vie citoyenne en Europe commence par des débats démocratiques au plan national. Cela ne suffit pas toujours mais ce n’est même pas fait. Les graves difficultés actuelles nous commandent d’aller plus loin. Prenez le nouveau traité : le TSCG. Notre devoir est de l’expliquer, d’en montrer la nécessité, mais aussi les limites. Pour ensuite aborder les choix politiques. Par exemple, je reprends une critique que les gens ne trouvent pas agréable : on a trop vite oublié que la monnaie unique constituait une mutation radicale par rapport au reste de la construction européenne. Après 1997, l’idée que tous les pays pouvaient aspirer à l’Union économique et monétaire et que c’était même une réussite pour l’Europe, a fait oublier les contraintes d’une monnaie unique et forte. Or, si l’euro protège – il nous protège même de nos bêtises – il ne dynamise pas. Beaucoup en ont profité pour exagérer. Chaque pays doit de ce point de vue faire son mea culpa.
RD : Pour clarifier : vous ne formuleriez pas le même jugement sur l’élargissement en général ?
JD : Non. Je considère que la Grande Europe, à condition d’avoir au bon contrat de mariage, ne doit pas s’arrêter à 27. Notre responsabilité géopolitique est engagée pour l’avenir. Mais bien entendu, cette Grande Europe ne pourra pas avoir des ambitions aussi grandes que celles que nous avons caressées dans les années 50 à 80 ; d’où la nécessité d’une différenciation pour laisser jouer les facteurs de dynamisme dans des domaines comme Schengen, l’euro et peut-être demain la défense. On me dira sans doute « Jacques Delors, vous n’êtes pas réaliste ; si vous mettiez ce genre de discussion à l’ordre du jour du Conseil européen, vous risqueriez de casser un phénomène de convalescence qui est en cours ». Il y a toujours ce souci de faire en sorte que « l’éclairage dans le buisson » ne soit pas trop violent. Mais il faudra bien y venir.
RD : Ce qu’il y a de remarquable dans la situation présente, c’est que l’on sent une maturation notamment des chefs d’États et des gouvernements, qui acceptent l’idée de plus d’Europe mais qui n’avancent qu’à reculons, en quelque sorte, poussés par les événements, sans accepter vraiment de faire un « aggiornamento » en profondeur.
JD : Hélas, dans l’état actuel des choses, seuls les événements commandent. Je citerai ici la phrase célèbre de Jean Monnet rappelée par ses collaborateurs: « Vous êtes en plein affolement puisque il y a une crise mais de la crise sortira un mieux ». Ce n’est pas toujours garanti. D’autant que le rôle joué par les institutions communautaires a été volontairement restreint par les gouvernements.
RD : Ne pensez-vous pas que cette ambiguïté explique en partie la méconnaissance que l’on a du rôle effectif et important des institutions supranationales, qui ne résulte simplement pas d’une mauvaise politique de communication ?
JD : Oui, dans une certaine mesure. Nos chefs de gouvernement ne se lèvent pas le matin en pensant à l’Europe ; c’est le rôle des institutions de le faire. La confusion qu’il y a entre le rôle du président de la Commission et le rôle du président du Conseil européen n’a pas arrangé les choses. Quand il y avait un président de la Commission, il était considéré comme parlant au nom de l’Europe. S’il allait trop loin, il se faisait taper sur les doigts par les pays membres. Mais il y avait une voix qui s’exprimait et qui pouvait de temps en temps expliquer ce qui avait été fait et qui aurait pu passer inaperçu.
RD : On pourrait dire en substance la même chose du Parlement européen qui ne jouit toujours pas d’un grand crédit dans l’opinion, en dépit du rôle extraordinairement important qu’il joue.
JD : Le Parlement européen n’arrive pas à percer le mur de l’indifférence citoyenne alors qu’il accomplit un
travail remarquable. Mais qui en parle ? Pensons au Parlement et à l’échéance électorale de 2014 dans notre
travail de militant-chercheur. Et parallèlement, nous devons dessiner les contours de la Grande Europe en 2030. Comment réaliser la bonne synthèse entre des nouveaux défis comme la mondialisation et les problèmes environnementaux, mais aussi la montée de l’individualisme ? Nous devons définir un modèle de développement qui tienne compte à la fois des contraintes de la nature et des risques de l’homme, des rôles
respectifs de l’État, de la concertation sociale et des marchés. Et dessiner au niveau de l’Europe des solutions qui permettent d’avancer vers une forme de régulation mondiale.
RD : Comment avancer de concert sur les deux fronts que vous évoquez, le travail de clarification institutionnel et la réflexion sur les politiques à mener ?
JD : Les deux vont de pair. Le travail à faire est immense. Ce serait bien que les différentes revues intellectuelles et les divers think tanks établissent des programmes de réflexion et d’échange qui permettent de tracer ce modèle européen de demain.
(*)Jacques Delors a présidé la Commission européenne de 1985 à 1995. En octobre 1996 il a créé le Groupement d'études et de recherches Notre Europe, dont il est aujourd'hui le président fondateur. De mai 2000 à juillet 2009, il fut également président du CERC - Conseil de l'emploi, des revenus et de la cohésion sociale.
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